24 – L’AMOUR VEILLE
Les cieux se teintaient de rose, dans la direction du couchant et les bruits de la montagne, les chants des bateliers s’atténuaient.
Il semblait que la nature entière se recueillait dans un pieux silence avant l’approche de la nuit prochaine.
Jérôme Fandor ouvrit les yeux.
Il reposait, mollement étendu sur un tapis de mousse épaisse ; autour de lui s’élevaient, semblait-il, des roseaux desquels se dégageait une humidité fraîche.
Le journaliste d’ailleurs se sentait tout ankylosé, tout engourdi, il avait froid, il frissonna.
Fandor était envahi par une sorte de torpeur qui lui interdisait tout mouvement.
Il écouta figé dans le bien-être de cette quiétude apparente.
Aucun bruit, à peine au loin, et par intervalles, le murmure cristallin d’un ruisseau qui coulait en minuscules cascades.
Le journaliste reprenait difficilement ses esprits, et instinctivement, le corps lassé, brisé, il allait se laisser aller à sa somnolence, lorsque tout son corps sursauta et qu’un cri d’épouvante s’échappa de ses lèvres.
S’approchant de son visage, cependant qu’une haleine brûlante lui caressait la figure, Fandor venait d’apercevoir la gueule immense et redoutable d’un monstre.
Quel était ce nouveau cataclysme ?
Fandor se recula en arrière, mais il respira, un peu rassuré. La gueule qui venait de le terrifier était celle d’un grand chien qui s’était approché de lui et le regardait, semblait-il, avec compassion.
Cependant qu’il demeurait stupéfait, Fandor sentait sur ses mains glacées une sensation douce de chaleur.
Il remua, c’était un autre chien qui le léchait.
Enfin Fandor en voyait un troisième, qui, à quelque distance de lui, nonchalamment étendu sur le sol, le considérait de ses gros yeux bienveillants.
Le journaliste était de plus en plus abasourdi.
Où se trouvait-il ? que lui était-il arrivé ?
Fandor, en se remuant, se rendait compte que ses vêtements étaient recroquevillés, durcis, raides et pénibles au corps, comme s’ils avaient longtemps séjourné dans de l’eau.
Fandor se soulevait sur son séant, essayait de regarder par-dessus les roseaux au milieu desquels il se trouvait dissimulé.
Or, voici qu’à l’horizon, très loin, il voyait se profiler la silhouette rectiligne et hachée de toitures et de cheminées, cependant, qu’au premier plan il apercevait un immense tuyau, haut peut-être de deux mètres, et qui semblait un reptile gigantesque serpentant le long du sol.
— Ah ! mais, s’écria Fandor, je me souviens maintenant.
La mémoire lui revenait en effet.
Le journaliste se rappelait parfaitement les aventures dont il avait été le héros et la victime, à partir du moment où, fuyant Hans Elders et les policemen qui le recherchaient dans la taillerie de diamants, il avait été emporté par la courroie de transmission et précipité, après diverses péripéties et de nombreux dangers, dans le gros siphon par lequel passaient les eaux alimentant les machines de l’atelier.
— Encore une fois, s’écria le journaliste, j’ai vu la mort de près, mais j’ai passé à côté d’elle…
Il se rendait compte maintenant que ballotté comme une épave dans le courant, il avait été déversé par le gros tuyau dans la rivière.
Mais désormais Fandor se demandait comment il se faisait qu’il se trouvait couché sur cette berge, surélevée au-dessus du niveau du fleuve ? Et puis quels étaient ces chiens ? ces trois chiens, ces molosses aux crocs formidables qui, énigmatiques et silencieux, semblaient veiller sur lui ?
Fandor lentement se retourna.
Alors qu’il effectuait cette volte-face, une nouvelle surprise venait de le faire tressaillir à nouveau.
Attaché par la bride à une branche d’arbre, et broutant paisiblement les feuilles nouvelles, se trouvait un cheval, tout sellé et qui semblait attendre le retour de son cavalier.
Cette fois, plus d’hésitation, il reconnaissait la monture.
— Le cheval de Teddy, s’écria-t-il, ah, par exemple.
Une crainte nouvelle assaillit son esprit. Comment se faisait-il que le jeune garçon eut ainsi abandonné sa bête, et pourquoi n’était-il pas à côté de Fandor, puisque le cheval s’y trouvait bien ?
Fandor s’était levé.
Il fit quelques pas lorsque ses pieds heurtèrent dans un repli de terrain un corps inerte.
— Ah, hurla Fandor… ah ! mon Dieu, c’est Teddy.
C’était en effet le jeune ami du journaliste. Il gisait au fond d’une ornière, crotté, pâle, immobile, évanoui.
Sans doute le jeune homme avait fait une chute, il portait à la tempe une légère blessure, quelques gouttes de sang perlaient à son front.
Fandor s’était penché aussitôt sur l’adolescent.
— Que lui est-il arrivé, mon Dieu, murmura-t-il…
Et le journaliste était à la fois intrigué et confus, car il imaginait que Teddy, qui professait à son égard une telle sympathie et se dévouait si volontiers à sa cause, avait dû attraper quelque mauvais coup en le sauvant, lui, Fandor.
À la position occupée par l’enfant par rapport à celle de Fandor l’instant précédent et eu égard à la topographie des lieux, le journaliste se rendait compte qu’il avait dû être amené jusqu’à la rive du fleuve par un courant favorable, puis, que quelqu’un, déployant une force extraordinaire, l’avait hissé à travers les broussailles et le sol détrempé, jusque sur la berge.
Ce quelqu’un, ce devait être Teddy, qui devait s’être évanoui après cet effort surhumain.
Teddy respirait faiblement, doucement…
Et Fandor, penché sur son visage, épiant le moindre geste, étanchait machinalement avec son mouchoir le sang qui lui perlait au front, cependant qu’il humectait ses lèvres avec un peu d’eau fraîche. Teddy reprenait difficilement connaissance. Toutefois, il respirait avec nervosité, par saccades et Fandor, figé dans sa contemplation, remarquait un détail étrange.
C’était du haut du corps, de la poitrine, que Teddy respirait :
— Curieux, murmura Fandor, je n’avais pas encore vu un homme respirer de la sorte. Est-ce parce qu’il est malade, évanoui ?
Fandor jugeait que l’endroit où se trouvait Teddy n’était guère confortable ni sûr. C’était une ornière pleine de boue.
Le journaliste souleva l’enfant dans ses bras, le porta au pied d’un arbre, l’allongea sur un tertre de gazon.
Le veston de Teddy, hermétiquement fermé, lui comprimait la gorge, lui serrait le cou, et Fandor, pour donner plus d’aisance aux poumons, n’hésitait pas à défaire le vêtement.
Hardiment, il mettait à nu la poitrine.
Mais soudain ses yeux s’écarquillèrent, ses mains reculèrent effrayées.
Fandor demeura interdit de ce qu’il venait de voir… de ce qu’il voyait.
Le journaliste avait dégagé la gorge, les épaules, la poitrine de son ami Teddy. Or, ce qu’il découvrait, ces lignes pures, délicates, harmonieuses, cette peau fine et blanche et enfin, cette forme de poitrine, tout cela était fait pour le surprendre au plus haut point.
Fandor rougit et recula. Il venait de constater que Teddy n’était pas un garçon, mais une fille.
Cependant l’enfant reprenait peu à peu connaissance.
Ses yeux s’ouvraient, leur regard embrumé vacillait, clignotait à la lumière tamisée du jour qui tombait.
Et Fandor, qui, machinalement, s’était écarté, réprimait les battements de son cœur, trop ému pour prononcer une parole, ne sachant quelle attitude observer.
Teddy, se ranimait, revenait à la vie. Sans de douter de la présence de Fandor, s’apercevant que son vêtement était ouvert il le referma instinctivement en rougissant.
Mais Teddy aperçut alors le journaliste et lui lançait un regard de douce sympathie.
Fandor s’approcha, n’osant rien dire. Teddy savait-il que lui, Fandor, savait ?
— Teddy, Teddy, murmura Fandor, je suis sûr que c’est encore vous qui m’avez sauvé… mais comment saviez-vous que j’étais là ?
Teddy rougit.
Ses grands yeux au regard de velours, plongèrent dans ceux de Fandor et l’enfant répondit, sur un ton énigmatique :
— Teddy, mon cher Fandor, est toujours partout où vous êtes.
Les deux amis se considéraient en silence, mais Fandor se sentait si troublé, qu’il jugeait impossible de prolonger plus longtemps l’équivoque.
— Teddy, fit-il doucement…
— Fandor ?
Fandor hésitait à parler, le visage de Teddy exprimait un étonnement si naturel, et son regard limpide était si clair que le journaliste se demandait si véritablement il convenait d’avouer le secret qu’il avait surpris.
Fandor pourtant s’y décida ; son angoisse était trop grande :
— Teddy, demanda-t-il, est-ce bien votre nom ?
— C’est mon nom, articula l’enfant… pourquoi Fandor, me demandez-vous cela ?
— Parce que… murmura le journaliste… parce que…
Puis, brusquant les choses :
— Parce… Teddy, c’est le diminutif d’Edward et que Edward ou Teddy ce sont… des noms d’hommes.
Teddy portait la main à sa gorge comme pour s’assurer que son vêtement était bien refermé. L’enfant baissa les yeux.
Depuis quelques instants, se sentant mieux, il s’était accroupi sur le sol, dans une pose gracieuse qui lui était familière.
Mais Teddy se leva et pour dissimuler son trouble, s’éloigna de quelques pas de Fandor, alla jusqu’à son cheval et, sous prétexte de le caresser, cacha son visage derrière le col de la noble monture.
Fandor voulait pousser jusqu’au bout sa délicate enquête, il était bien trop troublé lui-même pour hésiter trop longtemps.
Fandor alla chercher Teddy, prit sa petite main douce et moite qui tremblait un peu dans la sienne, obligea l’enfant à s’asseoir à côté de lui.
Teddy, résigné, se laissa faire.
— Teddy, interrogea Fandor, j’ai plusieurs choses à vous demander qui me préoccupent. Elles remontent au jour où nous avons fait connaissance. Dites-moi, Teddy, lorsque vous m’avez rencontré dans les docks, la nuit de l’incendie, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé fusiller par le lieutenant Wilson Drag ? J’avais toutes les apparences d’un coupable, or, vous m’avez fait passer pour fou, afin de me sauver, pourquoi ?
— Parce que…
Fandor poursuivit :
— Au National Club, lorsque le lieutenant Wilson Drag m’a provoqué et que nous allions nous battre, vous avez accusé l’officier, innocent cependant, d’être déshonoré et de ce fait vous avez empêché le duel. Pourquoi ?
— Parce que…
Mais Fandor continuait :
— Teddy, fit-il plus doucement encore, lorsque je me suis trouvé avec Winifred, lorsque j’ai eu l’occasion de flirter avec cette jeune fille et que j’ai paru à vos yeux la trouver charmante, vous vous êtes emporté contre moi, vous vous êtes mis en colère, vous m’avez presque manifesté de la haine et cependant vous n’éprouviez aucun sentiment à l’égard de Winifred ? Pourquoi donc vous était-il désagréable que je lui fasse la cour ?
Fandor s’arrêta de questionner. Teddy, en effet, qui semblait avoir pris une grande décision et dont le cœur battait à tout rompre dans la poitrine, se pencha sur l’épaule de Fandor, dissimulant son visage contre la poitrine du jeune homme.
Éperdument, Teddy sanglotait, cependant qu’il balbutiait à travers ses larmes :
— Ah ! Fandor, Fandor, pardonnez-moi de vous avoir trompé si longtemps… mais si j’ai agi de la sorte, croyez-le bien… c’est parce que je vous aime.
Le jeune homme et la jeune fille demeurèrent ainsi longtemps dans les bras l’un de l’autre, tendrement enlacés et cependant que des larmes de joie coulaient sur les joues de l’enfant, Fandor, lui aussi, sentait ses yeux s’emplir de larmes. Il lui semblait qu’une ère de bonheur s’ouvrait devant lui.
Certes Fandor n’avait pu jusqu’alors se douter de la nature exacte du sentiment très sincère et très affectueux qu’il éprouvait pour le mystérieux adolescent, qu’il considérait comme un être de son sexe.
Cependant, lorsqu’il y repensait, mille petits détails lui revenaient à l’esprit :
— J’étais aveugle, disait-il, j’aurais dû m’apercevoir…
Fandor cependant s’arracha à ses réflexions.
— Teddy, commença-t-il…
Mais il s’interrompit, sourit :
— Ce n’est pas votre nom, je ne puis continuer… mademoiselle…
Teddy souriait aussi, l’un et l’autre venaient de comprendre la situation étrange dans laquelle ils se trouvaient.
Gaiement, franchement, en êtres jeunes, sincères et honnêtes qu’ils étaient, ils riaient en se regardant, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux.
Une ombre de tristesse, toutefois obscurcissait le visage du charmant cavalier.
Celle que l’on connaissait sous le nom de Teddy, déclara :
— Fandor, mon ami Fandor je n’ai pas d’autre nom – pour le moment du moins – que celui sous lequel vous me connaissez, sous lequel tout le monde me connaît. Comment je m’appelle véritablement ? hélas, je l’ignore, la pauvre vieille Laetitia aurait pu me le dire. Elle n’a pas cru devoir le faire, elle est morte et nous ne saurons rien. Le secret de mon origine, cependant existe, et celui qui le détient, c’est ce monstre de Hans Elders, qui, pour une raison que j’ignore, fait l’impossible pour me le dissimuler.
Fandor ne comprenait que vaguement cette sombre histoire. Certes, il savait depuis longtemps qu’il y avait dans l’existence de Teddy un mystère insoupçonné, mais ce mystère n’était aucunement dissipé, du fait que Teddy était en réalité une fille.
Et le journaliste, sans savoir pourquoi, s’imaginait qu’il devait y avoir là encore quelque machination due à Fantômas et à ceux qu’il supposait être ses complices, à ceux qui se montraient en plein jour, alors que l’insaisissable bandit, demeurait dans l’ombre.
— Vous m’appellerez Teddy… encore… toujours… il ne faut pas que l’on se doute de mon sexe. Vous êtes le seul à le connaître depuis la mort de Laetitia.
Fandor hocha la tête, perplexe. Teddy ajouta :
— Nous serons courageux tous les deux et nous retrouverons le secret de ma naissance. Hans Elders le détient, je suis sûre que ces jours derniers encore, c’est lui qui est venu reprendre la tête de mort dans laquelle se trouvent les papiers qui me disent qui je suis. Hélas, qu’a pu faire Hans Elders de ces documents ?
Fandor bouillait d’impatience.
Plus encore qu’auparavant, il était résolu à la lutte, à la lutte implacable, immédiate :
— Nous les retrouverons, jura-t-il, dussé-je y laisser ma peau. Venez, Teddy partons.
La jeune fille calma l’enthousiasme du journaliste. Tendrement, affectueusement, elle appuya son bras sur le sien :
— Hélas, Fandor, murmura-t-elle, vous oubliez que vous êtes recherché. La police est à vos trousses, vous avez même failli être pris.
Une lueur sombre brilla dans les yeux du journaliste :
— C’est vrai, fit-il, j’avais oublié… que faire ?
Mais il reprit courage aussitôt :
— Parbleu, dit-il en s’animant, c’est une accusation imbécile qui pèse sur moi, je saurai vite me disculper, je réussirai à me défendre. Pourquoi, afin d’en finir, n’irais-je pas directement m’expliquer avec les autorités ?
Alarmée, la jeune fille se jeta devant lui, comme si elle avait voulu le protéger de son corps gracieux contre quelque danger imminent :
— Ah Fandor, s’écria-t-elle, ne faites pas cela. Comme moi vous avez un ennemi, un ennemi terrible et redoutable, c’est Hans Elders. C’est un homme très puissant, sans conscience et qui ne recule devant rien.
— En effet, reconnut Fandor, c’est un sinistre bandit.
Et le journaliste pensait à la fausse taillerie de diamants, grâce à laquelle on écoulait des pierres tout simplement volées.
Le joli cavalier poursuivait :
— Hans Elders est capable de tout. Il a persuadé la police que c’est vous qui aviez ameuté la foule contre le noir Jupiter. D’autre part, le lieutenant Wilson Drag vous a reconnu comme étant l’homme qu’il avait failli fusiller lors de l’incendie des Docks. Si vous êtes pris, Fandor, vous êtes irrémédiablement perdu. Il va falloir vous cacher, puis partir, quitter le pays…
La jeune fille ajouta, surmontant son émotion :
— Et me quitter, Fandor…
Mais le journaliste ne voulut pas permettre que la jeune fille eût, un seul instant, semblable idée :
— Vous quitter, jura-t-il, en la serrant contre sa poitrine, vous quitter, jamais, plutôt mourir.
— Vous verrez que nous réussirons.
Les deux jeunes gens demeurèrent longtemps encore étroitement embrassés. Puis :
— Fandor.
— Teddy.
— Fandor, il ne faut pas rester ici, fuyons… ces lieux sont suspects et redoutables, on pourrait nous surprendre, et il faut vous cacher.
— Teddy, répondit Fandor, je vous obéirai et je me cacherai si j’ai la certitude que vous-même ne courrez aucun risque.
— Fandor, en vous protégeant, je me sauvegarde. Pendant quelques jours encore, jusqu’à ce que nous ayons repris à Hans Elders la tête de mort qui contient le secret de ma naissance, il faut vous dissimuler, éviter d’être surpris par la police. Je connais une cachette. Partons.
— Partons.
Et avant de se mettre en route, après avoir jeté un dernier regard à ces lieux déserts qui avaient été, avec les trois bons chiens, les uniques témoins de leur première déclaration d’amour, leurs lèvres s’unirent dans un long baiser :
— Je vous aime.
— Je vous aime.